Quand Eren m’a annoncé que samedi c’était l’anniversaire d’un copain à lui et que sa bande allait au restaurant, j’ai trouvé l’idée sympa. Ensuite il m’a annoncé que j »étais invitée moi aussi, j’ai trouvé l’idée très sympa. Puis je me suis souvenue que j’étais une grosse asociale doublée d’une SourdAveugle en cours de rééducation pour son implant cochléaire, et j’ai trouvé que j’étais dans la merde. J’étais vraiment contente d’être invitée (la première fois en 7 ans de relation avec Eren), ça me ferait plaisir de revoir les copains en question et de voir un peu de monde. Et puis, ce serait une expérience avec mon implant cochléaire: chaque semaine en rééducation, quand mon orthophoniste me demande si j’ai fait quelque chose le week-end et que je réponds « non », c’est pas que j’ai honte d’avoir une vie sociale peu fournie mais sortir de ma zone de confort (ma grotte) et m’entraîner à écouter dans des endroits variés et bruyants ne me ferait pas de mal. Ça c’était la part de moi motivée et impulsive, bien décidée à y aller. Sauf qu’il y avait aussi la part de moi qui a commencé à avoir des palpitations, mal au ventre et envie de se rouler en boule à l’idée d’une sortie en groupe. Une sortie à 7. Il y aura Vegeta (dont c’est l’anniversaire) et sa copine Bulma, San Goku et sa copine Chichi, et Plume une amie de Vegeta. Alors. Je me sens obligée de préciser. Je change les prénoms originaux des personnes parce que je sais pas si elles auraient envie que je les mette ici. Et parce que ça sera peut-être plus simple pour suivre l’histoire. Évidemment je n’ai pas réellement été invitée à l’anniversaire de Vegeta, ça va de soi. Pour en revenir à nos moutons, je connaissais déjà Vegeta, San Goku ainsi que Chichi. Sur l’ensemble des invités, ça n’en faisait que deux que je ne connaissais pas; pourtant l’épreuve paraissait insurmontable. Je déteste les situations de groupe, aller au restaurant me stresse et je ne sais pas comment je vais faire pour arriver à communiquer avec 6 personnes dans un environnement aussi bruyant. Mais je ne me voyais pas refuser, j’avais vraiment envie d’y aller. « On fait comment avec Manille? » m’a demandé Eren. »Bah on la prend » j’ai répondu. »Oui mais c’est un buffet à volonté chinois ». Ah. Les refus de chien guide arrivent encore aujourd’hui dans les restaurants, et dans certains plus que d’autres. Là le problème, c’était pas mon anniversaire, donc si je me faisais recaler à l’entrée ça risquait de plomber la soirée (Vegeta aurait pu raconter qu’une policière était venue à sa soirée, mais qu’elle n’avait rien d’une strip-teaseuse et que c’était pas lui qui avait du lui glisser des billets. Que je suis beauf des fois, je m’excuse). Et ça aurait été compliqué de trouver autre chose un samedi soir pour 7. On a donc décidé d’appeler le restaurant pour les prévenir et éviter un refus le jour J. Eren a appelé le vendredi, et heureusement car la propriétaire ne semblait pas être au courant de la loi. Il lui a expliqué que Manille de part son statut de chien guide avait bien le droit de rentrer, qu’il l’appelait justement pour qu’elle puisse se renseigner d’ici le lendemain. Elle a accepté, a demandé combien nous serions et a dit qu’elle nous trouvera une table pour que tout le monde soit tranquille. Un poids en moins. Eren l’a rappelée le samedi matin, histoire d’être bien sûr. Manille allait se rendre au buffet à volonté ce soir. Et moi je ne pouvais plus reculer.
Samedi soir, on est venu nous chercher pour aller au restaurant. Eren m’a guidée jusqu’à une voiture et a ouvert la portière avant côté passager. J’ai réalisé à quel point ma chienne était plus sociable que moi puisqu’elle a grimpé sans hésitation aux pieds d’une fille qu’elle n’avait jamais vue auparavant. Moi je me suis glissée sur la banquette arrière (j’ai littéralement glissé dessus, tel le pingouin sur la banquise. J’aurais pu passer la soirée à glisser comme ça tant c’était marrant mais je ne l’ai pas fait, c’était pas le programme initial). Je me suis installée derrière le conducteur, et là ça a été le drame: je n’avais aucune idée d’avec qui j’étais montée. Bon en soi c’était pas grave, il y avait Eren à côté de moi donc au moins j’étais ps allée dans la camionnette du facteur. Ce qui m’a embêtée c’était que je ne savait pas qui de Vegeta ou de Goku était devant moi. Je pouvais pas demander « ohé monsieur z’êtes qui, avec qui je suis lààà », ça aurait été gênant pour tout le monde. Du coup je me suis concentrée. Le type était grand et avait une certaine masse capillaire, ok c’était San Goku et Chichi à l’avant. C’est ce qu’on appelle avoir le sens des détails, ou technique de survie en groupe pour déficients visuels et prosopagnosiques. En plus actuellement avec mon implant, en voiture j’entends comme des bourdonnements quand les gens parlent, j’ai du mal à comprendre et à discriminer les voix. Donc là j’avais absolument aucune idée de ce qui se disait, et encore moins de qui parlait. Heureusement qu’il y avait les cheveux de Goku pour m’aiguiller quoi. On est arrivé au restaurant, j’ai mis son petit harnais de chien guide à Manille et elle m’a guidée jusqu’à l’entrée. Inspiration. Ouverture de porte par Eren. Inspiration. Présentation du pass sanitaire. Expiration (au bout d’un moment ça devient compliqué d’inspirer si t’expires pas). Et on a rejoint les autres déjà installés à une grande table ronde dans un coin.
J’ai un peu abusé, j’ai fait ma sauvage et n’ai pas dit bonjour. En fait, comme j’entends mal et que je ne vois pas forcément qui parle, j’ai toujours peur de parler au mauvais moment ou d’avoir l’air con si en fait je parle dans le vide (avoir l’air malpolie c’est pas mieux qu’on se le dise). Et puis, sur le moment j’étais affairée à gérer Manille et mon propre corps dans l’espace. Je me suis installée contre un mur, donc ça c’étais bien pour le son (me demandez pas pourquoi, c’est de la physique j’y connais rien). Manille elle s’est couchée entre Ruben et moi, on ne l’a pas entendue de la soirée. C’était impossible de deviner qu’il y avait un chien à moins de s’approcher vraiment près de la table. La table, parlons-en. À ma droite (côté implant/processeur), il y avait Eren. À ma gauche (côté « causes toujours tu m’intéresses mais je t’entends pas »), il y avait Plume, puis Bulma, Vegeta et presque face à moi San Goku ainsi que Chichi. Tout le monde s’est levé pour aller chercher son assiette. Moi je suis restée assise, c’est Eren qui s’est occupé de la mienne. Il est revenu et m’a dit près du processeur, parce qu’il y avait trop de bruit pour que je le comprenne autrement: « je t’ai pris boeuf-oignons, samoussa et nouilles sautées ». Je me suis mise à sourire comme une demeurée, pas pour le contenu de mon assiette mais parce que j’ai compris ce qu’il disait. Bon j’étais aussi ravie par son contenu, ça avait l’air bon et pas trop galère à manger. En fait, j’aime pas trop qu’on me regarde manger et je vois souvent les gens le faire (au passage, souvenez-vous que j’ai une vision périphérique, et que lorsque vous avez l’impression que je ne vous vois pas il y a de fortes chances pour q-e ce soit vous que je regarde). Je sais jamais si c’est de la curiosité ou de l’inquiétude, mais comment je me débrouille pour manger a l’air fort intéressant à regarder. J’essaye donc d’être la plus précautionneuse possible, D’être délicate et minutieuse pour ne pas faire valser tout le bordel quand je coupe un truc (mais j’ai quand même l’impressi*on de ressembler à Gargantua). Je sais me servir de couverts non mais, on va pas se la jouer Mary Ingalls qui mange avec les doigts parce qu’elle est devenue aveugle (j’espère ne pas vous avoir spoilé La petite maison dans la prairie en disant ça, ce serait navrant). D’ailleurs c’est le samoussa qui a posé problème ce soir-là. C’était pas facile à couper cette saloperie. je me suis dit « Mince, mince, mince, je vais mettre 10 plombs », puis je me suis souvenue que c’était buffet à volonté, que par conséquent tout le monde allait se resservir plusieurs fois et que j’aurai largement le temps de mettre en pièce le maudit beignet d’ici qu’ils passent au dessert.
Le restaurant avec l’implant cochléaire à ce stade de ma rééducation (3 mois après implantation) c’était intéressant. Il y avait du bruit. J’ai entendu des choses taper, claquer (probablement des couverts et des assiettes). J’ai eu du mal à percevoir les voix autour de moi, surtout au début. Il y a eu un grondement sourd qui m’a un peu fait sursauter. J’ai d’abord pensé que c’était San Goku qui parlait, parce qu’il a une voix plutôt grave. Je le voyais pas assez bien d’où j’étais mais j’ai réalisé que ce bruit se produisait même quand il ne parlait pas, donc ça n’était pas lui (ou alors ça aurait été inquiétant). C’était en fait le raclement des chaises sur le sol. J’ai fait l’expérience avec celle d’Eren quand il est parti se resservir, je l’ai bougée plusieurs fois de suite comme ça on a bien remarqué que j’étais maboule. J’ai eu l’impression de m’habituer au bruit environnant et de percevoir plus nettement les voix, sans pour autant comprendre ce qui se disait. Je percevais très bien Chichi qui pourtant était en face de moi. Peut-être qu’en me concentrant et en lui demandant de parler plus lentement j’aurais pu la comprendre un peu. Ensuite il y a eu un autre bruit terrifiant, cette fois c’était Eren qui riait (le genre de rire où tu te jettes en arrière tellement tu te marres). J’étais contente de l’entendre rire ainsi, c’est un bruit que j’aime beaucoup (même si là c’était surprenant). Le reste de la soirée a été un ensemble d’expériences auditives, durant lesquelles j’ai tapé des têtes bizarres parce que j’essayais de comprendre ce que j’entendais. J’ai été tentée de tapoter mon couteaux sur la table pour voir si j’arrivais à percevoir le bruit, mais je me suis retenue. Entre mon regard de travers et l’aimant sur ma tempe droite, y a déjà placardé sur ma gueule « attention vous vous apprêtez à rentrer en communication avec un alien », on va pas en rajouter une couche en tapant sur des bambous en public pour voir comment ça sonne.
J’étais profondément absorbée par mes nouilles lorsque Eren m’a glissé au processeur: « Y a San Goku qui veut te parler sur la machine ». La machine, c’est une toute petite plage braille que j’emmène partout avec moi. Elle est connectée à mon téléphone et me permet notamment de lire et d’écrire des messages, en braille. C’est ainsi qui j’ai pu parler à San Goku à l’autre bout de la table, saluer les autres et sortir de ma bulle opaque. « Plume à côté de toi veut te parler », m’a dit Eren. J’étais contente. Elle a essayé, par message donc, de me faire participer au jeu auquel ils jouaient. C’étais pas évident mais j’ai apprécié le gesse, c’était gentil de m’inclure dans leur jeu. Ça fait quelques mois maintenant que je suis incapable de suivre une conversation à table. J’ai du apprendre à me satisfaire de la simple présence des autres, de les voir parler et rire entre eux. J’ai toujours été du genre dans la lune, donc ça ne me dérange pas d’être en discussion intense avec moi-même durant tout le repas. Je me dis que ça doit m’aider un peu d’être de nature introvertie, parce qu’il y a de quoi se taper la tête contre les murs d’être dans une bulle opaque qui vous coupe du monde extérieur.
Est venu le moment de partir. Manille, qui n’avait pas bougé d’un poil de la soirée, m’a ramené sur le parking. On était toutes les deux partie pour retrouver la voiture, Manille chargeant tel un tractopelle et moi galopant derrière, quand Eren m’a arrêtée. Petit moment de confusion, et puis tout à coup: « Tu m’entends? ». Seigneur de la lumière! C’était Plume! J’ai couiné un « Oui je t’entends! » un peu trop enjoué. J’étais contente de l’entendre après avoir passé la soirée à échanger par message. Ils ont tous un peu papoté pendant que San Goku papouillait Manille (le meilleur moment de sa soirée à elle). Et puis chacun de son côté tout le monde est rentré.
La morale de cette histoire, c’est que lorsque la situation a l’air compliquée bah elle l’est pas forcément. Parfois il faut faire preuve de diplomatie, préparer le terrain, anticiper. Et parfois il faut se mettre un bon gros coup de pied au cul pour aller de l’avant.
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