Papa m’avait dit: « Je vais aller à Emmaüs la semaine prochaine ». J’avais dit à Papa: « Oh moi aussi je veux y aller! ». Ainsi, il avait été décidé qu’on se retrouverait en bas de chez moi le 16 novembre 2021 à 14h pour aller à EMMAUS.
Donc mardi à 14h pétantes j’étais avec Manille devant mon portail, attendant mon père. Manille était ravie de voir Papa et d’aller travailler, mais sa joie allait vite redescendre. On est arrivés à Emmaüs, mon père m’a demandé ce que je souhaitais regarder. Je voulais jeter un oeil aux vêtements donc on est allés au hangar aux vêtements.
Là, grosse ambiance dans le hangar, un peu en mode rave party avec de la musique à fond et une drôle d’odeur flottant dans l’air. Mais non c’était pas de la beuh Jean-Édouard, qu’est-ce que c’est que ces stéréotypes, non en fait c’était du papier d’Arménie qui brûlait. J’ai de suite plongé les mains dans un grand bac (avouez qu’en cette période de gastro/grippe/covid, ça vous donne des sueurs froides hein) et j’ai commencé à faire mon marché. Papa m’a demandé ce que je cherchais, j’ai répondu que je ne faisais que regarder avant de me souvenir que je voulais un beau manteau d’hiver. Je cherchais un truc un peu classe style redingote, cintré à la taille, un grand pan de tissu qui descend jusqu’aux chevilles et si possible un col haut. On était à Emmaüs, pas à H&M, mais parfois on peut tomber sur des pièces vraiment sympa. Le manteau que j’avais sur le dos à ce moment-là venait d’ici d’ailleurs (je viens d’ici et d’ailleurs, oh:oh), il avait un peu la forme que je décrivais à mon père mais était un peu léger pour cet hiver. « Comme mon manteau Papa, mais en plus chaud ». Mon père s’est mis en quête de la redingote, même si au début je crois qu’il y a eu quiproquo. Il m’a ramené un beau manteau en laine. « Non c’est trop court ça », j’ai dit, et effectivement ce manteau avait l’indécence d’un crop-top puisqu’il m’arrivait aux genoux. J’ai fait un petit pas en avant pour passer à un portant de manteaux. Papa m’a ramené un très long manteau mais il était tout matelassé. « Non c’est une doudoune ça, je cherche une redingote ». Oui, moi je voulais un manteau comme l’oncle Picsou mais en moins canard et en moins pingre, même si bon on fait difficilement plus radin qu’en se fringuant chez Emmaüs. J’ai fait un nouveau pas en avant et là je me suis retrouvée bloquée, comme si une puissante force me tirait en arrière.
Je me suis retournée, c’était Manille qui faisait de la résistance au bout de sa laisse. On aurait dit un âne qui refuse d’avancer, sauf que par éthique je peux pas la faire bouger en lui flanquant des coups de bâton. En fait Manille avait flairé l’embrouille. C’est vrai que ça sentait très fort, le papier d’Arménie. Et c’est pas terrible pour les chiens. Je me suis baissée au niveau de Manille, faut savoir qu’elle est très petite et que les gens me demandent constamment si elle va encore grandir, bref à 50 cm du sol l’air était plus respirable. C’est un peu comme les consignes de sécurité en cas d’incendie, restez près du sol l’air y est plus frais.
J’ai réussi à faire décoller la chienne et j’ai continué d’avancer le long de mon portant. Il y avait une très belle robe de soirée en satin rouge sur un mannequin. Au milieu de toutes ces affaires, je me demandais quelle avait été leur histoire, dans quel contexte elles avaient été portées, à qui elles avaient appartenues… Je vous vois venir: ces affaires avaient appartenues à des gens désormais MORTS. C’est vrai parfois. Je doute quand même quE c’était le cas pour cette paire d’escarpins argentés à clous de 20 cm de haut façon Lady Gaga que j’ai vu un peu plus loin.
Papa m’a ramené tout plein d’autres manteaux mais il y avait toujours un truc qui n’allait pas. Je suis un casse-tête ambulant pour mes proches qui m’accompagnent faire du shopping. Je leur demande toujours des vêtements noirs pourtant. « Mais tu t’habilles qu’en noir, mais c’est triste il faut de la couleur ». Alors, je ne fais pas la guerre à la couleur, j’ai des pièces colorées même. Mais c’est vrai que je me sens plus à l’aise en noir. Ça m’attire l’oeil, peut-être que c’est la maladie qui fait ça. Vous savez, je remets pas mal de choses en question dans ma vie par rapport à ma perception. Par exemple, ma couleur préférée c’est le bleu et ce depuis que je suis enfant. Or, c’est la couleur préférée de plein de monde parce qu’il y a une histoire de longueur d’onde qui arrive plus facilement dans l’oeil. Peut-être que ma couleur préférée c’est le bleu parce que ça arrive facilement sur ma rétine atrophiée, et peut-être que je préfère m’habiller en noir parce que ma pâleur de cachet d’aspirine ressort bien et que je distingue mieux ma tête dans le miroir. C’est une hypothèse. Bon ensuite, j’aime porter du noir parce que « le noir c’est la couleur de l’espoir ». C’est de Stephen King, j’ai lu ça dans Mr. Mercedès. Bon le bouquin parle d’un taré qui fonce volontairement sur une foule de demandeurs d’emploi avec une grosse Mercedès volée, puis je crois que le personnage qui dit ça fait plutôt référence à sa couleur de peau et à Obama président, mais je m’en fiche un peu, je trouve ça classe. « Le noir c’est la couleur de l’espoir », et un peu plus loin une autre personnage dit: « le bleu c’est la couleur de l’oubli »… Oh non je suis matrixée par Stephen King en fait!! Ok, pour en revenir à mes vêtements, c’est pas possible de faire des parenthèses aussi courtes et pertinentes, je préfère porter du noir mais je suis HYPER sévère concene^ernant la forme et la texture. Ma mère s’était arr^ché les cheveux comme ça une fois, je cherchais une petite robe noire et tout ce qu’elle obtenait de ma part c’était des « nan », « bof » et « je suis pas convaincue ».
Manille est passée du stade de l’âne têtu à celui du lion de pierre. Elle s’est couchée par terre, et quand je l’ai appelée elle m’a lancé un regard aussi noir que sa fourrure. J’ai trouvé une redingote, mais elle était trop large. Il n’y avait plus rien à voir dans ce hangar, alors on est sorti.
« Attend je veux aller voir la boutique à zinzins! », m’a dit mon père. La boutique à zinzins étant en fait le hangar un peu fourre-tout, là où on trouve des machines à laver et des abats-jour. Ça ne sentait plus le papier d’Arménie mais la cigarette. Manille s’est mise à renifler compulsivement un frigo. Si elle avait pu l’ouvrir et mettre la tête dedans, elle l’aurait fait. Un peu comme dans Chicken Little quand le cochon inspire et expire profondément dans un sac en papier pour calmer l’angoisse qui monte.
Il n’y avait décidément rien qui nous intéressait dans cet Emmaüs. On est remontés dans la voiture. Manille était heureuse de rentrer à la maison. « On va à l’autre? », m’a proposé Papa. Manille a fait la tête de vieille. La tête de vielle c’est un phénomène observé et décrit par Eren durant lequel Manille manifeste son mécontentement et sa lassitude en affaissant oreilles, yeux et museau, adoptant ainsi un faciès de vieux chien gâteux.
Heureusement pour sa truffe, le hangar aux vêtements de l’autre Emmaüs ne faisait pas brûler du papier d’Arménie. En un rapide coup d’oeil à la boutique, Papa a vu qu’il n’y avait pas le manteau que je cherchais. J’ai quand même voulu regarder les robes. J’ai confié Truffe-de-lard à Papa et j’ai plongé dans le rayon des robes (là on peut dire que j’ai plongé entière car il était vraiment étroit ce rayon). Ma technique consiste à balayer des mains les différents tissus. Voilà, je suis malvoyante et je tâtonne à l’aveugle dans les rayons, fin de l’histoire, j’espère que l’article vous a plu! Non plus sérieusement, j’aime beaucoup faire ça. C’est un peu particulier à expliquer, mais en gros c’est comme ça que je fa^s pour regarder les vêtements. Dès que l’un d’eux m’intrigue, souvent à la texture, je regarde la couleur et passe un peu plus en détail les mains dessus. Et si le truc m’intéresse vraiment je le sors du portant pour le regarder de plus près. Il y a souvent un détail qui m’interpelle, un mouvement de tissu, un voilage, une matière un peu originale… J’ai un peu cette habitude en librairie. J’aime bien laisser ma main courir sur la tranche des livres. Dès que j’en trouve un « beau », comprenez un qui a une couverture cartonnée ou avec des reliefs, je le sors et je demande ce que c’est. Croyez-le ou non, un jour j’avais mis la main sur un livre que Eren cherchait en vain depuis des mois. C’est ce qu’on appelle avoir l’oeil.
Je fouillais comme ça dans le rayon quand j’ai mis la main sur une robe toute douce avec une espèce de plissure. Elle était noire, donc je l’ai sortie. Elle était fort belle. L’étiquette indiquait qu’elle était à ma taille. J’étais contente. C’est un peu la magie d’Emmaüs, parfois on fait de belles trouvailles.
J’ai voulu jeter un oeil aux chaussures. « Regarder à l’aveugle » les chaussures c’est pas le même délire, surtout les bottes, parce que vous mettez un coup de main dedans et vous envoyez tout valser le bazar. Papa m’a demandé ce que je cherchais, j’ai répondu: « Des bottes pour aller avec mes robes, qui fassent un peu plus habillé que ÇA ». Ça c’était mes grosses pompes qui pèsent 8 kg chacune, de belles Doc Martens noires et bordeaux achetées pas cher sur Leboncoin (eh, n’est pas pince qui veut). Un jour j’avais retrouvé un copain à la gare de Châtelet, enfin non c’était lui qui m’avait trouvée plutôt parce que moi je l’avais pas vu <car je suis étourdie, comme vous le savez). J’avais opté pour de petites baskets en toile blanches, car c’était l’été. Premier truc qu’il m’avait dit: « Oh je t’avais pas reconnue sans tes grosses chaussures! ». Y avait une aveugle avec sa canne blanche au milieu de la foule mais c’était dur de la repérer parce qu’elle avait pas mis ses grosses chaussures compensées. J’étais en mode ninja incognito sur les quais du RER A quoi. Bon vous avez saisi, c’est limite si mes docs et moi on n’est pas fusionnées l’une aux autres. J’avais envie d’un peu de changement. Après avoir fouillé un peu, mon père m’a amené de belles bottes qui s’avèreraient hyper classes avec la robe que j’avais dénichée.
À cet Emmaüs il y avait deux hangars à vêtements. On est allés au deuxième, histoire de voir les manteaux. J’ai pas grand chose à raconter. J’ai trouvé une redingote mais elle était rouge, et en plus c’était même pas une redingote c’était une robe-de-chambre.
Mon père est allé payer et regarder autre chose, moi je suis allée dehors avec le labrador. Derrière nous il y avait des étagères en bois avec de la vaisselle dessus. J’ai pensé: « Moi SourdAveugle, j’aime vivre dangereusement ». Manille avait l’air à bout de force, je sais pas si c’était à cause de l’émotion ou de l’hypoglycémie. C’était l’heure de son goûter en effet. J’ai sorti sa gamelle de mon sac et l’ai remplie d’eau. À ce moment-là un monsieur s’est approché de nous, a fait une gratte sur la tête de Manille et nous a observées. J’ai dit: « Allez Manille, bois un peu », mais la chienne elle en avait rien à péter de l’eau, elle ce qui l’intéressait c’était le sachet de croquettes dans mon sac. J’avais honte, parce que le monsieur était toujours là et elle ne voulait pas boire du tout. J’ai jeté l’eau par terre en disant: « Ohlala tu exagères », traduirez: « J’assume pas de vider une gamelle pleine d’eau en plein dans Emmaüs, je veux que tout le monde sache que c’est sa faute à elle ». Le monsieur a parlé à Manille en lui grattant la tête. Il avait une grande queue-de-cheval, peut-être des dread locks, peut-être aucun des deux en fait, je suis malvoyante ma vue est tout sauf fiable. D’ailleurs j’ai mis un temps à réaliser qu’il me parlait à moi. « Oh je suis sourde », j’ai dit en lui montrant mon processeur. Je crois qu’entre ça et mon regard de travers, « Oh je suis angoissante » serait plus approprié. Il a répété quelque chose, j’ai fini par comprendre qu’il me demandait l’âge du chgn. J’ai dit: « 5 ans » et il m’a répondu: « Ah » avant de partir. Je me suis dit que je lui avais fait peur. Souvent les gens viennent me parler parce que Manille est mignonne, et dès qu’ils comprennent que je suis SourdAveugle ils s’enfuient sans même un au revoir. Je peux pas vraiment leur en vouloir, même moi je me fais flipper. J’ai alors servi ses croquettes à Goui-goui. Elle a tout englouti comme si elle n’avait pas mangé depuis des jours. Ensuite elle a léché sa gamelle avec fougue, comme si elle n’avait pas mangé depuis des semaines. Le monsieur à la queue-de-cheval est revenu vers moi. En fait, il travaillait ici et il avait probablement un truc à faire. J’ai dit joyeusement: « Elle a pris son goûter, ça y est! ». Ça a été extrêmement laborieux de le comprendre, mais il m’a demandé si elle ne voulait pas marcher un peu. Je lui ai répondu que là ce qu’elle voulait surtout c’était rentrer chez elle, qu’elle en avait plein les pattes et qu’on attendait mOne père. Là le monsieur a eu une idée, il m’a fait signe de le suivre. On est allés dans un hangar avec plein de choses dedans. Il s’est arrêté et m’a montré un coin en tapotant le mur. J’ai compris qu’il me proposais d’attendre ici, histoire de pas être dans le froid. Ou alors lui aussi il trouvait ça dangereux que je reste devant les piles d’assiettes. Il avait l’air très gentil ce monsieur, et j’étais contente qu’il revienne vers moi même si j’avais l’air bizarre.
Papa est revenu à cet instant. On est rentrés chez nous, au grand soulagement de Manille. C’était une bonne petite journée, sauf pour elle évidemment.
Et la morale de cette histoire sera: un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, mais ta redingote tu l’auras pas cet!te fois.