J’avais demandé à Eren de m’acheter de l’huile de coco sur Aroma’Zone. Je lui avais donné mon identifiant et mon mot de passe, l’accès à mon ordinateur m’étant encore difficile. Vous vous doutez bien que s’il m’avait acheté de l’huile de coco, il n’y aurait pas cet article.
Je savais qu’il y avait un magasin bio dans mon centre-ville, en face de la poste. C’était mon instructrice en locomotion qui me l’avait dit lors d’un repérage de quartier. Je marchais dans les rues avec ma canne blanche, elle m’apprenait à m’en servir correctement et me décrivait ce qu’il y avait dans les alentours: passages piétons, commerces, cafés… C’était à l’époque lointaine où je n’avais pas encore Manille, alors jeune labrador à la carrière fort prometteuse. Pour être plus précise, ce repérage datait de 2018. Autant dire que non seulement je ne savais plus exactement où était situé le magasin, mais en plus depuis le temps il pouvait très bien avoir disparu. Pour preuve, il y a 3 mois de ça, j’étais rentée dans ce que je croyais être la librairie en face de la Poste. Je n’y avais jamais mis les pieds avant, mais comme pour le magasin bio je savais qu’il y avait une librairie en face de la poste. J’étais rentrée dans la boutique donc, en ayant un gros doute car je n’avais vu aucun livre dans la vitrine: « Heu bonjour, je cherche la librairie mais je crois que je me suis trompée ». Il y avait des gens autour d’une grande table ronde (le cercle des poètes disparus, comme les bouquins et les étagères d’ailleurs). Mon intervention avait provoqué un grand silence. Ou peut-être bien que c’était ma surdité, difficile à dire. Une fille avec un pull marinière avait proposé de m’accompagner. Elle m’avait donné son bras, on avait remonté la rue, puis traversé un passage piéton, puis encore remonté une rue. « Ohlala je ne comprends vraiment pas pourquoi je croyais que c’était là-bas », j’avais dit un peu gênée. Je n’avais pas entendu sa réponse à cause de la circulation. Le soir, Eren m’avait dit: « C’était bien la place de la librairie avant, ils l’ont déplacée lol ». Autant dire que potentiellement le magasin bio avait pu s’être volatilisé lui aussi.
« Il faut que j’aille au magasin bio mais j’ai peur », j’avais dit à Eren. Les lieux inconnus, les gens inconnus, les gens tout court, ça m’angoisse. Ça date de bien avant ma surdité et ma malvoyance, mais disons que ça ne s’arrange pas avec le temps. Eren a répondu: « Je peux y aller si tu veux ». C’était tentant de déléguer cette tâche, mais j’avais envie de me débrouiller. C’était mon défi: aller dans le centre-ville, trouver la boutique bio et acheter mon huile de coco.
Mardi aux alentours de 10h, j’avais un peu de temps à tuer avant ma rééducation orthophonique. J’ai dit à Eren: « Bon, je vais au magasin bio », comme pour m’en convaincre moi-même. Je suis un vrai paradoxe sur pattes, je peux être très angoissée par une situation mais je suis également impulsive donc c’est comme si je me mettais en pilotage automatique. Tant que le monde n’explose pas, et que moi non plus d’ailleurs, c’est pas embêtant comme paradoxe. Quoi que, intérieurement j’ai envie de me cramponner à un meuble alors que mes jambes marchent d’un pas décidé. Mes derniers examens neurologiques ont montré que j’avais une anomalie dans les jambes. C’est absolument faux, elles ne sont juste pas sur le même plan psychique que moi, c’est tout.
Je suis donc sortie avec ma chienne guide, mon implant cochléaire, mon gros sac-à-dos Medel (que j’avais reçu après mon opération avec tout le matériel de l’implant cochléaire, et qui avait été une grosse source de désaccord avec Eren pour savoir qui allait le garder, spoiler: moi) contenant ma plage braille et mon téléphone ainsi que ma canne blanche repliée « au cas où ». C’était comme si j’allais faire une présentation PowerPoint sur la surdicécité, maux de ventre et palpitations compris.
Je suis arrivée au gros carrefour à 5 branches du centre-ville que je déteste profondément. J’ai déclenché le feux sonore, celui qui n’est pas en panne depuis des mois, pour traverser en sécurité. Si vous ne savez pas ce qu’est un feu sonore, c’est un feu qui fait une annonce sonore pour aider les déficients visuels à traverser. Vous appuyez sur le bouton d’une télécommande et une voix énonce: « Rouge piéton. Avenue Delaflippe. Rouge piéton ». Elle le répète plusieurs fois puis se coupe et quand le feu passe au vert c’est une charmante petite ritournelle qui se déclenche (« DINGDONGDINGDONG »). Si vous vous demandez pourquoi une ritournelle et pas « Vert piéton », c’est pour que ce soit plus facile à distinguer pour un malentendant. Et si vous trouvez que « rouge » et « vert » ça ne se ressemble pas, sachez qu’il m’arrive encore de confondre « oui » et « non ». Moi j’aime bien, télécommande cachée dans la poche, redéclencher la voix quand elle se coupe. Comme ça je suis bien sûre que le feu est ROUGE PIÉTON. Et puis parc que comme ça tout le monde sait que j’arrive, surtout les habitués et les serveurs à la terrasse du café qui ont dû me ficher depuis.
Après cette traversée digne de L’Iliade, je suis arrivée dans la fameuse rue où était mon magasin bio, paraissait-il. J’ai d’abord essayé de la remonter sur quelques dizaines de mètre, à la recherche d’indices. Alors ça fait très chasse-au-trésor comme ça, mais c’est l’enseignement ancestral que j’avais reçu de mon instructrice en locomotion. Être attentive aux détails: le bruit d’un scan à produit d’un supermarché (bon ok celui là il marche moyen pour moi maintenant), l’odeur d’une boulangerie, un étal de fleurs ou de fruits et légumes, le gros logo de la banque… Je suis donc partie en quête d’indices.
J’avais jamais mis les pieds dans un magasin bio et je ne savais pas à quoi ressemblait un tel commerce vu de l’extérieur. Une librairie, c’est facile, je peux identifier les livres exposés dans la vitrine (et rentrer quand même quand j’en vois pas ceci dit). Est-ce que les magasins bio mettent des trucs bio dans leurs vitrines, genre des plantes séchées dans des bocaux en verre et des galets de pierre de lune pour ouvrir les chakras? Bon ok c’est cliché mais ça aurait été un bon indicateur pour moi. Là il n’y avait rien.
D’un coup il y a eu une odeur de bio. Je ne sais pas si vous avez déjà eu l’occasion d’acheter des produits bio, que ce soit de la nourriture, des produits cosmétiques ou même des textiles, mais ça a toujours la même odeur particulière. Ça sent comme un mélange d’huiles essentielles. « Ça pue », dirait Eren. Il y a eu cette odeur alors que j’étais à côté d’une boutique sans indices dans la vitrine, avec juste une voile publicitaire sur un portant devant (typiquement le genre d’outil promotionnel qui me fait penser que je suis à côté d’une boutique d’électronique). C’était assez furtif comme odeur et j’ai pensé que c’était dans ma tête. J’étais hantée à ce point par mon magasin bio, j’avais des hallucinations olfactives.
Plutôt que d’y aller au flair donc, j’ai essayé de me repérer grâce aux applications de navigation sur mon téléphone. Ce fut un échec. J’ai encore beaucoup de mal à utiliser Google Maps. J’ai seulement compris très récemment que 165° ça voulait dire direction sud, et que non c’était pas le GPS qui indiquait n’importe quoi avec des nombres bizarres. La dernière fois que j’avais essayé d’utiliser Google Maps, c’était pour trouver une librairie dans Vincennes (et oui, encore une). L’application indiquait 8 minutes à pied entre ma position de départ et d’arrivée. J’avais finalement mis 1h30 pour trouver la foutue librairie. Je ne comprenais rien aux indications de l‘app, alors j’avais fini par mettre au point une technique infaillible dite du « tu chauffes ou tu gèles ». J’avançais pâté de maisons par pâté de maisons, faisant des demi-tours lorsque je voyais la distance se rallonger entre moi et la librairie, avançant avec détermination quand celle-ci diminuait. Et bien croyez-le ou non, mais j’avais trouvé la librairie grâce à cette technique. Bon c’est vrai ce n’était pas la plus rapide mais elle avait fait ses preuves. Et c’était ce jour-là que j’avais compris qu’à défaut de savoir correctement me servir d’un GPS, j’avais un bon sens de l’orientation. Et un bon instinct de survie aussi.
Comme à chaque fois que je m’arrête pour essayer de comprendre les indications GPS sur ma plage braille, Manille s’est mise à renifler compulsivement un poteau à côté de nous. Elle tirait sur la laisse enroulée autour de men bras et, de ce fait, elle tirait sur mon bras, ce qui m’empêchait de lire sur ma plage braille. J’ai lancé agacée: « Ohé Manille je te dérange là? ». Ce à quoi elle n’a rien répondu, car Manille est un chien je vous le rappelle.
J’ai décidé de laisser tomber le GPS et de continuer ma quête d’indices. En décembre dernier, j’étais partie à la recherche d’un cabinet médical un peu plus loin en ville. J’y étais allée à moitié les mains dans les poches au début, le doigt scotché à la plage braille, mais j’avais vite laissé tomber parce que visiblement il faut avoir un master pour savoir utiliser un GPS. J’étais un peu en mode découverte, et grâce à 3 passants fort sympathiques j’avais finalement trouvé mon cabinet médical. Bon il y avait un digicode des enfers, le genre à boutons sans indication accessible à une déficiente visuelle, mais c’est une autre histoire. J’étais tellement heureuse et fière d’avoir trouvé le bâtiment en improvisation totale! Une fois de retour dans le centre-ville je m’étais arrêtée devant le fleuriste, au milieu des sapins de Noël. « Vous voulez que je vous aide? » m’avait demandé une dame. J’avais poliment décliné, sans préciser qu’en fait je me faisais un sniff d’epicea pour me détendre un peu. Tout ça· pour dire (ce blog aurait dû s’appeler Du coq à l’âne), par le passé j’avais découvert que je m’en sortais pas mal en improvisation, sans GPS ni rien. Alors, sur cette rue où je savais qu’il y avait une boutique bio, je pouvais très bien m’en sortir aussi.
J’ai marché moins d’une minute avant de faire demi-tour. J’étais dépitée, il y avait plein de vitrines toutes semblables les unes aux autres. J’ai juste réussi à identifier un café parce qu’il y avait une terrasse et ça sentait le café, donc forcément c’était pas un kebab, sauf qu’on s’en fout moi je cherchais un magasin bio à la base (même si j’ai trouvé le lieu charmant et que j’ai eu envie d’y retourner plus tard malgré mon absence totale de vie sociale). Je suis revenue à la boutique avec la voile de magasin d’électronique. La voile claquait au vent, comme l’espoir que j’avais de repartir avec de l’huile de coco. J’ai décidé de rentrer à la maison. Je ne me suis pas flagellée, c’était pas grave, c’était pas un échec. C’est comme le sport: l’important c’est pas de gagner mais de participé. J’ai participé, j’ai découvert un café qui m’avait l’air chouette, j’ai vu qu’il y avait d’autres commerces et ça m’a rendue curieuse de savoir ce que c’était et potentiellement de sortir à nouveau de chez moi pour découvrir tout ça: en soi j’ai un peu gagné quand même.
On repartait avec Manille quand quelque chose m’a attiré l’oeil. Une grande pancarte sur la devanture de la boutique à la voile de magasin d’électronique. Avec écrit des choses en très grosses lettres. J’ai repensé à ces sages paroles de mon instructrice en locomotion: « servez-vous de votre reste visuel! ». D’ailleurs c’est drôle car moi-même je dis « reste visuel » mais il y a un éducateur de l’école de Manille qui dit « potentiel visuel ». « Reste visuel », ça sonne un peu comme le plat de ragoût de la veille et votre mère dit: « Qui veut finir les restes? ». « Potentiel visuel » c’est brillant, avoir du potentiel c’est pouvoir, vos yeux aussi déconfits soient-ils ont le potentiel pour faire de grandes choses. Bref, je me suis approchée de la pancarte, telle une archéologue s’apprêtant à déchiffrer des hiéroglyphes. Si vous me demandez si je lis encore en noir et blanc, je vous dirais que non. Quand je tombe sur des pancartes comme celle-ci, sur des affiches ou n’importe quel autre support avec d’énorme caractères, je m’amuse à déchiffrer, mais ça s’arrête là. Je dois m’approcher de très près, loucher (je perçois uniquement avec la vision périphérique, qui habituellement ne sert pas à lire) et ça me demande de la concentration. Avec mon reste, pardon mon potentiel visuel, je pourrais investir dans du matériel comme une loupe électronique ou un logiciel de zoom sur l’ordinateur mais pour être tout à fait franche j’ai la flemme. Ça me gonfle, ça me fatigue, laissez-moi avec mon braille. Quoi qu’il en soit, là j’ai réussi à déchiffrer: « fruits et légumes, alimentation diététique, éco-produits ». J’ai pas trouvé le nom du magasin mais ça semblait suffisant. On va dire que j’ai vu la lumière et je suis entrée.
C’était LE magasin bio, pas un magasin d’électronique. J’étais soulagée. J’ai tourné sur moi-même pour essayer de me repérer. Un vendeur s’est approché de moi. J’ai décliné mon identité: « Bonjour, je suis sourde! », puis j’ai demandé: « vous auriez de l’huile de coco s’il vous plaît? ». Le vendeur a fait un signe de tête, il est parti dans un rayon et m’a ramené deux pots de taille différente qu’il a glissé sous mes mains. Ça arrive fréquemment que les gens soient décontenancés parce que je suis sourde ET malvoyante, mais ce vendeur a eu une réaction tellement relax et spontanée qu’on aurait dit qu’il avait fait ça toute sa vie. J’ai choisi le petit pot. Il est passé à la caisse, je lui ai précisé que j’avais un implant cochléaire mais que j’entendais pas toujours très bien. Il m’a donné le prix, j’ai compris j’étais refaite. J’ai payé mon huile et je suis sortie du magasin comme une reine.
Je vous épargne les détails, parce qu’après mes articles sont trop longs, mais j’étais tellement reboostée qu’avant de rentrer chez moi j’ai eu la pêche d’aller à la poste chercher mes cécogrammes (c’est une autre longue histoire) et à la pharmacie actualiser ma carte vitale. C’était une bonne matinée. Depuis on m’a suggéré de faire de la cohérence cardiaque pour gérer l’anxiété, j’essayerai la prochaine fois.
Une dernière ligne pour conclure cette histoire: mon père avait un jour demandé à mon grand-père: « C’est quoi l’ego? ». Grand-Père lui avait répondu, sans doute en prenant un air grave et en levant l’index en l’air: « L’ego c’est le Malin ». J’aurais aimé qu’il sache qu’il avait tort. D’accord, l’ego c’est pas toujours bon, mais ce n’est pas non plus mauvais et on en a besoin. Parce que si j’avais pas eu un chouia d’ego cette fois-là et celles d’avant, probablement que je me serais liquéfiée sur place. Cultivez votre ego, croyez en vous-même. C’est pas une question de prendre la grosse tête mais de devenir plus gros que vos propres démons.
Edit: je viens de relire cet article (on est le 15 juin 2023) et ça va faire 1 an que je fais mes courses chez La fourche (un magasin bio en ligne). C’est golri la vie des fois.
Merci, j ai adoré ton article! Et une fois n’est pas coutume, tu m’as fait rire, tu m’as émue et je me suis dit : « qu’elle sacrée Nana »!
Et puis dernière chose…je suis vraiment d’accord avec toi, l’ego est nécessaire pour s’aimer…et s’aimer est nécessaire pour aimer les autres.
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Merci de m’avoir lue huhu
C’est ça pour l’ego, il en faut quand même ça fait pas de nous des egoïstes au contraire
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