Elle avait été trouvée à la fin du printemps 2018, par un après-midi lourd et nuageux. Ce jour-là je n’avais pas cours. Ou peut-être bien que je devais avoir cours, mais cette période coïncide avec les fameux blocus étudiants contre la loi El Khomri. C’était une période trouble et ma mémoire l’est un peu aussi, quoi qu’il en soit ce jour-là Papa et moi étions en balade à Emmaûs. Oui, je sais, Papa et moi sommes souvent en balade à Emmaûs. On avait été à Neuilly-Plaisance, Neuilly-sur-Marne puis Vitry-sur-Seine. Contrairement aux deux autres, celui de Vitry était beaucoup plus petit et tout était exposé dans un seul hangar. Ou peut-être plus, en tout cas dans ce hangar il y avait des vêtements, de l’électroménager, de la vaisselle et LA CROÛTE.
Je l’avais repérée de suite. Elle était posée au sol à côté de tout un tas d’autres toiles au design épuré, probablement imprimées par Ikea. Elle avait quelque chose de ténébreux et de lumineux à la fois. « Luciférien », dira Papa. Je l’avais saisie et placée sous un néon afin de mieux la voir. J’avais déjà mon scotome central, les mauvaises langues diront que c’est pour ça que ce tableau a Pu me plaire. La croûte était peinte dans des tons violets très sombres. Certains endroits étaient un peu plus clairs, et il y avait également des espèces d’agglomérats orangés. J’avais passé la main dessus, c’est une manie chez moi il faut que je touche ce que je vois. Ou ce que je ne vois pas. Il fallait que j’estime l’oeuvre quoi. Elle avait des reliefs, des bosses, de l’épaisseur créée par de successives couches et couches de peinture. Il y avait également un petit accro sur la toile, très petit, se fondant dans la masse de noirceur.
Papa m’avait dit: « Je vais aller à Emmaüs la semaine prochaine ». J’avais dit à Papa: « Oh moi aussi je veux y aller! ». Ainsi, il avait été décidé qu’on se retrouverait en bas de chez moi le 16 novembre 2021 à 14h pour aller à EMMAUS.
Donc mardi à 14h pétantes j’étais avec Manille devant mon portail, attendant mon père. Manille était ravie de voir Papa et d’aller travailler, mais sa joie allait vite redescendre. On est arrivés à Emmaüs, mon père m’a demandé ce que je souhaitais regarder. Je voulais jeter un oeil aux vêtements donc on est allés au hangar aux vêtements.
Quand j’avais commencé à me faire suivre au service ORL du Kremlin-Bicêtre, mon équipe avait vraiment tout mis en oeuvre pour comprendre ce qu’il se passait. Je perdais la vue, l’ouïe, j’avais une certaine sensibilité au bras, bref y avait anguille sous roche. C’était ainsi qu’on m’avait envoyée passer un examen clinique dans le service de neurologie de Bicêtre. La neurologue qui m’avait reçue, qui était vraiment gentille au passage, avait souhaité me faire passer des examens complémentaires. Mes deux équipes avaient convenu de me faire hospitaliser un jour avant mon implantation afin de réaliser une IRM et un électromyogramme. J’avais demandé à reporter, parce que ça faisait trop à gérer (les examens la veille, l’opération le lendemain, le stress). Finalement mon rendez-vous avait été remis au lundi 25 octobre.
Ce lundi donc, j’avais rendez-vous à 09h30 à Bicêtre pour passer mes examens. J’avais mis mon fameux t-shirt des examens médicaux, un t’shirt très large Rick et Morty avec un Monsieur Larbin (petit personnage bleu ciel de la série) qui lève les bras en l’air tout en faisant un grand sourire avec l’inscription « existence is pain » au-dessus de sa tête. Ça me fait rire de le porter pour ce genre d’occasion, un peu pour dire « je sais que vous allez me manipuler de partout comme une souris blanche, mais c’est pas grave j’accepte mon sort lol ». Mon père et moi on a rencontré un interne qui nous a annoncé le programme de la journée: IRM à 10h, électromyogramke à 11h et ensuite examen clinique/entretien avec la neurologue en chef. Chouette programme hein. J’ai bien aimé cet interne, parce que ce jour-là j’avais du mal à le comprendre (la pièce résonnait) donc on est passé par écrit. Plutôt que de s’adresser exclusivement à mon père il n’a pas hésité à prendre son téléphone pour m’envoyer lui-même des messages et m’expliquer de quoi ils étaient en train de parler. Très sympa. Donc vers 10h on est allé au pôle imagerie médicale avec mon père. On a dû parcourir 1km au moins avant d’arriver à la salle d’IRM (j’exagère mais à peine, Bicêtre c’est très grand et y a beaucoup de couloirs qui partent dans tous les sens). On est arrivé, une dame en blouse blanche est arrivée, et là ça a commencé à devenir drôle.
Dans la série « il m’arrive des trucs improbables », mon nerf facial droit m’a dit coucou à cause de mon implant cochléaire. Alors attention, je parle en tant que bibi, implantée à 23 ans en raison d’un nerf auditif devenu subitement paresseux. Chaque cas est différent. Le phénomène que je m’apprête à vous conter se manifeste pas chez tous les patients ayant un implant cochléaire, d’après ce que j’ai compris c’est pas si fréquent que ça.
L’histoire commence il y a environ un mois. C’était le jour de mon 5e réglage. Bon alors pour les âmes non-initiées, quand on vous pose votre implant vous ne rentrez pas chez vous tout sourire avec la capacité d’entendre à nouveau, non. Pour entendre, et surtout comprendre, ça va demander des mois durant lesquels vous aurez de la rééducation orthophonique et des réglages. Le tout premier réglage, le processeur va envoyer un peu de jus mais pas trop pour que le cerveau ait le temps de s’habituer. On augmente progressivement la quantité d’électricité dans l’implant (j’espère que je ne dis pas de conneries, ne prenez pas ce que je dis pour argent comptant). Quand vous vous habituez au réglage, le son peut vous paraître plus faible. C’est tout à fait normal, c’est signe qu’il faut monter encore un peu le réglage. Bon. Il y a un mois donc, c’était mon 5e réglage. J’avais trèèèès hâte d’avoir mon nouveau réglage, car le dernier datait du mois de juillet et j’avais l’air de m’être pas mal habituée parce que le son me paraissait vraiment faible et je n’arrêtais pas de faire répéter (vraiment beaucoup répéter). On a commencé le réglage, ce qui consiste à me faire écouter plusieurs séries de bips à différentes fréquences et je dois dire stop quand le son est trop fort. Tout se passait bien, j’étais concentrée sur mon fauteuil. Et tout à coup, alors que j’entendais un bip, j’ai eu un petit spasme sur le visage. Et puis un autre. Et un autre. À chaque bip. Sur la joue, la paupière ou le menton, parfois les trois en même temps. Des petits spasmes, et des vraiment gros. Sur le coup j’ai rien dit, parce que j’avais eu des réactions lors des premiers réglages et donc je savais que parfois il y avait des petites manifestations temporaires. Par exemple, l’une des fréquence (qui de mémoire était grave) me donnait l’impression de « cogner » dans mon crâne, mais c’était normal. J’avais jamais eu de spasme auparavant et je suis bêtement partie du principe que c’était sans doute le même délire. On a fini le réglage donc, j’étais contente parce qu’il était bien fort. Et puis…
J’avais passé un dimanche pluvieux à glander en pyjama pendant que Manille tristement vautrée par terre comptait les poils du tapis. J’avais dit à Eren: « J’emmènerais peut-être Manille au kepar tout à l’heure. » (j’avais dit « parc » en verlan parce que la chienne est à moitié bilingue et connait très bien ce mot, donc faut éviter de le dire devant elle sinon elle devient infernale jusqu’à ce qu’on sorte). La flemme et la pluie avaient finalement eu raison de moi. Du coup hier matin, quand j’ai vu qu’il y avait un beau soleil j’ai décidé de me rattraper et d’emmener Manille se promener sur les bords de Marne l’après-midi. On met beaucoup en avant l’aspect « guidage » du chien guide pourtant ce n’est pas son seul bienfait. Il peut être un facteur non négligeable de « se bouger le cul », et c’est d’autant plus observable quand vous êtes une larve et votre labrador une pile électrique. Vers les coups de 14h30 j’ai mis son harnais de chien guide à Manille et nous sommes parties en direction des bords de Marne.
Au bout de notre rue se trouve un arrêt de bus. C’est un bus que nous prenons souvent et il nous est même arrivé de galoper pour l’attraper. C’était pas le programme d’hier, pourtant Manille a commencé à se diriger vers l’arrêt et a même tapé une légère accélération quand le bus est arrivé. Je lui ai dit qu’on ne prenait pas le bus et l’ai fait contourner l’abri mais elle a essayé de faire un petit demi-tour une fois qu’on l’avait dépassé, l’air de dire: « Heu t’es sûre que tu veux pas le preNdre? T’as bien compris que c’était le bus? Te vexe pas hein mais t’es malvoyante quand même, on sait jamais ». On a continué notre chemin. Quelques mètres plus loin se trouve un autre arrêt de bus. Elle me l’a proposé, des fois que j’aurais changé d’avis entre-temps.
Récemment mon orthophoniste m’a fait découvrir l’audiolink, un micro de portée qui transmet le son directement dans mon implant cochléaire. Il peut aider à mieux comprendre lorsqu’on regarde la télé, écoute de la musique, téléphone ou encore parle à quelqu’un dans du bruit… Vous pouvez chuchoter dedans et je vous entends, ça fait un peu science-fiction hein. Le soir même après avoir vu comment l’utiliser, j’ai eu envie de mettre ça en pratique. Eren m’a dit « Je suis en train de rigoler, y a un débat entre Éric Zemmour et Jean-Luc Mélanchon à la télé ». J’ai eu envie de me fendre la poire moi aussi, du coup hop j’ai mis mon audiolink sous la télé. Il faut savoir que pour l’instant je dois me concentrer pas mal pour comprendre suivant la situation, la voix et le débit vocal de la personne. Parce que je perçois mieux les aigus que les graves, j’ai mieux compris Éric Zemmour, sa voix était bien perceptible. Je n’ai absolument pas capté ce que disait Monsieur Mélanchon, mais je crois que c’était parce que sa voix faisait vibrer le meuble-télé et par la même occasion mon audiolink posé dessus (tout une organisation n’est-ce point). Donc j’ai essayé de me focaliser avec une grande attention sur ce que disait Monsieur Zemmour. C’était pas toujours facile de tout suivre et comprendre: j’ai demandé à Eren « Pourquoi Zemmour il pale d’Islande là? » et il m’a répondu « Non pas Islande, Islam ». Ça me paraissait bizarre qu’il parle d’Islande aussi.
Le lendemain Eren a voulu qu’on aille au centre-commercial. Pour y aller, on marche environ 15 minutes puis on prend un RER qui nous dépose pile devant. J’ai de base du mal à comprendre la parole en marchant, et Eren c’est encore pire parce qu’il a la voix grave. Je dois me tourner vers lui processeur en avant, et c’est ni pratique ni confortable. Là du coup, je lui ai donné mon audiolink pour qu’il le porte autour du cou, tel un bling-bling. Il l’a allumé, et le micro rebondissait sur son ventre quand il marchait donc moi dans mon processeur j’entendais « boing. Boing. Boing » chaque fois qu’il faisait un pas. Et puis je ne sais plus par où on a commencé, mais on a commencé à parler: lui dans son talkie-walkie du jour et moi à lui, normal. Je lui ai dit que la veille grâce à cet engin j’avais un peu compris ce que disait Éric Zemmour à la télé. Eren m’a demandé ce qu’il avait dit, « il a dit plein de fois Liberté, Égalité, Fraternité! » j’ai dit fière d’avoir compris, et il m’a répondu « dis-le pas trop fort quand même ». En devenant sourde j’ai commencé à parler un peu fort, peut-être une tentative désespérée pour entendre ma propre voix, chose que l’implant a améliorée. Là entre le bruit des voitures et l’audiolink autour du cou d‘Eren, j’entendais moins bien ma propre voix. Donc Eren a bien fait de me prévenir que je criais, parce que là j’étais partie pour réciter le passage sur « Islande et Islandiste c’est pareil ».
Quand Eren m’a annoncé que samedi c’était l’anniversaire d’un copain à lui et que sa bande allait au restaurant, j’ai trouvé l’idée sympa. Ensuite il m’a annoncé que j »étais invitée moi aussi, j’ai trouvé l’idée très sympa. Puis je me suis souvenue que j’étais une grosse asociale doublée d’une SourdAveugle en cours de rééducation pour son implant cochléaire, et j’ai trouvé que j’étais dans la merde. J’étais vraiment contente d’être invitée (la première fois en 7 ans de relation avec Eren), ça me ferait plaisir de revoir les copains en question et de voir un peu de monde. Et puis, ce serait une expérience avec mon implant cochléaire: chaque semaine en rééducation, quand mon orthophoniste me demande si j’ai fait quelque chose le week-end et que je réponds « non », c’est pas que j’ai honte d’avoir une vie sociale peu fournie mais sortir de ma zone de confort (ma grotte) et m’entraîner à écouter dans des endroits variés et bruyants ne me ferait pas de mal. Ça c’était la part de moi motivée et impulsive, bien décidée à y aller. Sauf qu’il y avait aussi la part de moi qui a commencé à avoir des palpitations, mal au ventre et envie de se rouler en boule à l’idée d’une sortie en groupe. Une sortie à 7. Il y aura Vegeta (dont c’est l’anniversaire) et sa copine Bulma, San Goku et sa copine Chichi, et Plume une amie de Vegeta. Alors. Je me sens obligée de préciser. Je change les prénoms originaux des personnes parce que je sais pas si elles auraient envie que je les mette ici. Et parce que ça sera peut-être plus simple pour suivre l’histoire. Évidemment je n’ai pas réellement été invitée à l’anniversaire de Vegeta, ça va de soi. Pour en revenir à nos moutons, je connaissais déjà Vegeta, San Goku ainsi que Chichi. Sur l’ensemble des invités, ça n’en faisait que deux que je ne connaissais pas; pourtant l’épreuve paraissait insurmontable. Je déteste les situations de groupe, aller au restaurant me stresse et je ne sais pas comment je vais faire pour arriver à communiquer avec 6 personnes dans un environnement aussi bruyant. Mais je ne me voyais pas refuser, j’avais vraiment envie d’y aller. « On fait comment avec Manille? » m’a demandé Eren. »Bah on la prend » j’ai répondu. »Oui mais c’est un buffet à volonté chinois ». Ah. Les refus de chien guide arrivent encore aujourd’hui dans les restaurants, et dans certains plus que d’autres. Là le problème, c’était pas mon anniversaire, donc si je me faisais recaler à l’entrée ça risquait de plomber la soirée (Vegeta aurait pu raconter qu’une policière était venue à sa soirée, mais qu’elle n’avait rien d’une strip-teaseuse et que c’était pas lui qui avait du lui glisser des billets. Que je suis beauf des fois, je m’excuse). Et ça aurait été compliqué de trouver autre chose un samedi soir pour 7. On a donc décidé d’appeler le restaurant pour les prévenir et éviter un refus le jour J. Eren a appelé le vendredi, et heureusement car la propriétaire ne semblait pas être au courant de la loi. Il lui a expliqué que Manille de part son statut de chien guide avait bien le droit de rentrer, qu’il l’appelait justement pour qu’elle puisse se renseigner d’ici le lendemain. Elle a accepté, a demandé combien nous serions et a dit qu’elle nous trouvera une table pour que tout le monde soit tranquille. Un poids en moins. Eren l’a rappelée le samedi matin, histoire d’être bien sûr. Manille allait se rendre au buffet à volonté ce soir. Et moi je ne pouvais plus reculer.
Samedi soir, on est venu nous chercher pour aller au restaurant. Eren m’a guidée jusqu’à une voiture et a ouvert la portière avant côté passager. J’ai réalisé à quel point ma chienne était plus sociable que moi puisqu’elle a grimpé sans hésitation aux pieds d’une fille qu’elle n’avait jamais vue auparavant. Moi je me suis glissée sur la banquette arrière (j’ai littéralement glissé dessus, tel le pingouin sur la banquise. J’aurais pu passer la soirée à glisser comme ça tant c’était marrant mais je ne l’ai pas fait, c’était pas le programme initial). Je me suis installée derrière le conducteur, et là ça a été le drame: je n’avais aucune idée d’avec qui j’étais montée. Bon en soi c’était pas grave, il y avait Eren à côté de moi donc au moins j’étais ps allée dans la camionnette du facteur. Ce qui m’a embêtée c’était que je ne savait pas qui de Vegeta ou de Goku était devant moi. Je pouvais pas demander « ohé monsieur z’êtes qui, avec qui je suis lààà », ça aurait été gênant pour tout le monde. Du coup je me suis concentrée. Le type était grand et avait une certaine masse capillaire, ok c’était San Goku et Chichi à l’avant. C’est ce qu’on appelle avoir le sens des détails, ou technique de survie en groupe pour déficients visuels et prosopagnosiques. En plus actuellement avec mon implant, en voiture j’entends comme des bourdonnements quand les gens parlent, j’ai du mal à comprendre et à discriminer les voix. Donc là j’avais absolument aucune idée de ce qui se disait, et encore moins de qui parlait. Heureusement qu’il y avait les cheveux de Goku pour m’aiguiller quoi. On est arrivé au restaurant, j’ai mis son petit harnais de chien guide à Manille et elle m’a guidée jusqu’à l’entrée. Inspiration. Ouverture de porte par Eren. Inspiration. Présentation du pass sanitaire. Expiration (au bout d’un moment ça devient compliqué d’inspirer si t’expires pas). Et on a rejoint les autres déjà installés à une grande table ronde dans un coin.