« On est des aventuriers! » m’a dit Papa alors que j’étais engoncée dans mon k-way géant, mon bob de pluie qui a fait tomber deux fois mon implant cochléaire sur la tête, le parapluie à la poignée ergonomique qui pèse 10 tonnes dans les mains. On a la classe ou on ne l’a pas. Le plan était de sortir Manille au parc de bon matin, sous la pluie.
J’étais encore un peu malade. J’ai mis 5 minutes à mettre ma chaussure droite, et quand j’eus fini je me suis demandé pourquoi on a deux pieds, bon sang.
On est donc partis au parc, moi agripant le bras de Papa et Papa le parapluie.
« On a oublié Manille! » a t’il dit à mi-chemin du parc.
Grippée chez mes parents, je suis victime du syndrome Babadook (excellent film d’horreur au passage). Je vois des silhouettes là où il n’y en a pas. Je ne suis pas aidée par mon reste visuel aussi.
Au début, j’ai frôlé la crise cardiaque à chaque passage aux toilettes, car le bouquet de fleurs séchées me donnait l’impression qu’une femme était déjà assise sur la cuvette et me fixait méchamment.
Ensuite, il y a eu ce grand manteau suspendu dans l’entrée que j’ai confondu avec mon beau-frère.
Maintenant je ne réagis plus quand il y a une personne incongrue dans une pièce. Je me suis habituée à ces apparitions, mais qui sait un jour la tendance s’inversera peut-être et ce sera bien pire.
J‘attendais ma livraison de courses La fourche jeudi dernier, j’avais choisi le créneau 17h-19h histoire d’avoir la possibilité de faire une sieste dans l’après-midi sans craindre de ne pas entendre la sonnette. De manière générale même si je l’entends grâce à l’implant cochléaire je suis stressée de ne pas l’entendre et de rater ma livraison.
Il devait être 14h quand, ce jour-là, la sonnette a retenti. Étrange que le livreur soit autant en avance. J’ai décroché mais n’ai rien compris de ce que baragouinait la personne donc j’ai dit « Je suis sourde, je descends, je descends! ». J’ai voulu mettre mes chaussures mais j’avais mis mes chaussettes de ski par-dessus mes chaussettes, parce que c’est la fin de l’abondance et le sol est entièrement carrelé chez moi, le pied ne passait pas la Doc Martens, en temps normal je mets soit mes chaussettes de ski soit mes chaussettes mais visiblement les 2 ensemble ça n’est pas possible, j’ai donc retiré la chaussette de ski du pied gauche mais ma chaussette s’est retirée avec, j’ai pesté et j’ai récupéré la chaussette en boule dans le fond de la chaussette de ski, j’espère que vous suivez, j’ai enfilé ma chaussette puis ma chaussure gauche, je me suis attaquée au pied droit en prenant bien le temps de retenir ma chaussette au moment d’enlever ma chaussette de ski, c’était un peu long, ensuite j’ai mis ma chaussure droite, j’ai fait mes lacets et je me suis mise debout, ça a fait mal j’ai eu un mauvais pressentiment, je me suis baissée pour toucher mes chaussures et « putain mais quelle sombre conne d’abruti d’aveugle je me suis trompée de pied! », je me suis rassise, je me suis rageusement jetée par terre disons-le, j’ai défait mes lacets et rebelote, je ne vous raconte pas ce serait superflu. Je suis sortie, j’ai dévalé les escaliers parce que ça commençait à faire long pour descendre, et j’ai été interpellée par un gars sortant d’un appartement du dessous: en fait c’était lui, il avait pas les clés pour rentrer. À partir de ce moment-là j’en ai déduit que j’étais la préposée à la sonnette, de toute façon mon nom est le 1er sur l’interphone c’est toujours pour moi.
J‘ai repris rendez-vous avec mon ostéopathe. La dernière fois que j’y suis allée c’était pour des douleurs dans le dos liées à une accumulation de tension. 2 ans plus tard je retourne la voir pour un noeud de tensions dans le ventre, boule de colère et de stress qui n’était visible ni à l’échographie ni au scanner. Mon ostéopathe, aussi gentille soit elle, s’appelle Madame Lamurge. J’ai hâte.
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Je me suis trompée de bouton à l’interphone et j’ai sonné chez « Cardiologues ». Deux fois.
Je prépare une petite liste pour la marchande de fruits et légumes quand je vais au marché, vu que la communication est difficile ça permet d’aller plus vite. Comme je suis une grande écolo dans l’âme, j’ai décidé de recycler mes relevés bancaires braille en écrivant à la main ce que je souhaite au dos de ceux-ci.
Je pense que la marchande a eu quelques sueurs froides l’autre jour quand je lui ai dit « je vous ai préparé une petite liste! », et que par réflexe je lui ai tedu le papier côté braille avec dessus ce qu’on pourrait appeler un immense dégueulis de poinss en relief.
Tout à l’heure dans le ceontre-ville, j’ai passé les portes d’un petit commerce et j’ai lancé: « Bonjour! Excusez-moi, c’est bien une boulangerie ici? ».
À défaut d’avoir vu la lumière, j’ai senti l’odeur du pain chaud et je suis entrée.
Un jour à la caaisse d’un magasin, j’ai surpris une petite fille en train de caresser en douce Manille. Comme j’ai un scotome central je « regarde de côté ; on pourrait croire que je regarde dans le vide et du coup les gens me fixent en pensant que je ne les vois pas, alors que j’ai vu qu’ils me fixaient et que moi je les fixe sans qu’ils ne le voient (j’espère que vous voyez). Ce jour-là donc, j’ai vu cette petite fille approcher très lentement sa main de la tête de Manille tout en me surveillant, comme si elle savait qu’elle faisait une « bêtise », et pensant sans doute que je ne la voyais pas.
Tout ça pour dire, ce matin j’ai vu ma mère avec ce même regard coupable alors qu’elle donnait discrètement une belle croûte de fromage à Manille.
Je ne le répèterais jamais assez: méfiez-vous des malvoyants, on ne sait jamais ce qu’ils voient et peut-être que secrètement c’est VOUS qu’ils regardent.
J‘étais en pleine discussion avec ma mère quant au fait de « relativiser » sa vie face au handicap des autres. Je lui expliquais que je n’appréciais pas du tout que les gens me disent qu’en me voyant ils réalisaient qu’ils n’avaient pas à se plaindre. Si vous pensez que je m’empêche de râler quand la putain de pince à salade vient bloquer le tiroir à couverts de merde, tout ça parce qu’il y a bien plus grave dans la vie (par exemple, être moi-même), alors vous vous fourrez le doigt dans l’oeil jusqu’au coude.
« Je ne peux empêcher personne de raisonner comme ça, par contre je ne supporte pas qu’on me le dise. Tiens par exemple, un jour y a un inconnu qui m’a dit: « Ta vie est une épreuve, si je peux me permettre ». Et bien non monsieur, ne te permet pas, tu ne me connais pas et ce n’est pas à toi de juger si oui ou non ma vie est une épreuve! » j’ai dit, remontée comme une pendule à coucou.
Sitôt dit j’ai eu envie de me moucher et j’ai tourné les talons pour aller prendre un mouchoir dans ma chambre; le menton relevé et la tête haute, la démarche d’une reine comme si je venais de rabaisser le caquet de ce type pour de vrai.
Cette sortie du salon post-clash aurait pu être parfaite si je ne m’étais alors pas pris les jambes dans une chaise en chemin.
Alors bon. Non ma vie n’est pas une épreuve mais je dois bien admettre que je suis souvent confrontée à des obstacles, au sens propre comme au figuré.
Ce matin durant le petit-déjeuner j’ai vu que Nany m’observait, alors j’ai voulu l’impressionner en lui montrant que même malvoyante je savais étaler de la confiture sur ma tartine grillée. Chose qui s’est soldée par un échec cuisant puisque j’ai trop pris de confiture d’un coup et que la moitié de la cuillérée s’est lamentablement écrasée dans mon assiette.
Pour ma deuxième tartine ma mère m’a tendu le beurrier et là j’ai commencé à claquer des genoux.